top of page
Featured Posts

Mémoire et fiction

Mémoire et fiction

Ces deux notions que sont la fiction et la mémoire impliquent nécessairement la question de l'imagination, du souvenir, de la trace, de notre place métaphysique dans l'espace dans lequel nous évoluons. Nos histoires ne sont-elles que le prolongement de notre réalité et du souvenir que nous en gardons ? Nos fictions sont-elles pur miroir de nos expériences dans la dimension réelle ? Il n'y a peut-être qu'enchevêtrement de multiples alter réalités dans lequel nous avons choisi de nous placer. Il est difficile de se positionner dans ces réflexions métaphysiques ; d'ailleurs à trop s'y plonger, l'on perdrait toutes nos certitudes et nos repères habituels seraient vains. C'est pourquoi on s'est habitué à faire la distinction entre ces deux principes.

La fiction. La fiction est du domaine de l'imaginaire, c'est une création. En ce sens, la fiction est intimement liée à la création artistique. L'art est le reflet de nos fictions. Mais elles couvrent de larges plans ; le mensonge, le récit, l'hallucination, les contes, les cauchemars, l'imaginaire. Elles sont riches et présentes à chaque instant. Face à tant de fictions et à une seule réalité établie par l'environnement dans lequel nous évoluons, sommes-nous capable d'affirmer quel espace est le nôtre et lequel est mental ? Et plus encore, ne possédons-nous pas chacun en nous même plusieurs espaces réels et fictionnels qui cohabitent en permanence ? En reprenant l'idée de l'hétérotopie de Michel Foucault1, il existe des lieux physiques de nos utopies, qui abritent l'imaginaire. En poussant plus loin que le cimetière ou le théâtre, nous pourrions penser que nous possédons nos propres hétérotopies à l'intérieur de nous-même. Notre perception du temps pourrait en être une, la mémoire ou les états de conscience modifiés pourraient en être d'autres. A l'instar de l'idée de Foucault, elles ne seraient pas physiques dans le sens d'être visibles mais pourtant plus réelles que les utopies seules. Ce que nous voyons et vivons diffère du ressentis et du souvenir que nous en avons.

C'est dans le cœur de cette idée là que j'ai choisi de réaliser les photos ci-dessous. Elles ont été prises au cours d'une soirée psytrance, événement qui se distingue de la réalité quotidienne par plusieurs critères. C'est un lieu fermé, qui isole de l'espace extérieur durant plusieurs heures, les lumières artificielles ne sont pas les même que celles que nous croisons dans les éclairages de la nuit habituels, le rythme de la musiques apporte une dynamique collective, les décors accentuent l'effet de se trouver plonger dans un « autre monde », les personnes qui peuplent l'endroit se trouvent avec une intersubjectivité forte, menées par une même aspiration, sans oublier les costumes et maquillages qui retirent l'identité habituelle des individus. La réalité quotidienne est mise de côté durant un temps, il n'y a plus d'obligations liées à notre statut d'être vivant ancré dans une société. Les règles sont modifiées dans ce mi-temps festif. Seulement, la dissociation va encore plus loin.

Il y a ce lieu qui est défini par sa composition même. Puis il y a ce que nous en percevons. Selon où nous sommes placé, le nombre de personnes qu'il y a, les instants où nous levons les yeux , où nous les baissons, où nous les fermons, le mouvement des lumières, notre perception nous montre un lieu qui est différent de ce qu'il est en lui-même. Et cette perception n'est pas la même pour chaque individu. Il y a ensuite les retours une fois l'instant de vécu de la soirée fini. Le récit que nous en faisons modifie ou complète le ressenti que nous en avions. Enfin, notre mémoire, les images qu'elles a préservé, plus fortes, d'autres qui surviennent parfois et certaines qui disparaissent complètement de notre souvenir altère encore à la construction d'un vécu fixe de ce moment. Dans cette réflexion, je me suis dit que la photographie est un critère de plus à cette malléabilité de ce monde. Ce que nous prenons en photo, le moment qui suit où nous le regardons (avec du numérique) et le moment où nous la regardons avec du recul nous propose une vision supplémentaire de cet espace.

Un vécu prend alors plein de formes et il est impossible de déterminer avec exactitude si elles s'inscrivent dans la réalité ou la fiction, et s'il y avait une telle dualité, quelles formes se classent dans quelle catégorie ? Les artistes allemands André Giesemann et Daniel Schulz2 ont eux aussi montré une nouvelle face de ces lieux de la nuit en venant photographier les boites de nuits et salles de concerts au petit matin. Il n'y a plus l'obscurité, les lumières artificielles et la foule qui créent l'euphorie de ce type de lieu. L'espace a perdu son essence, il paraît triste et n'a plus la même image que nous pouvons en avoir durant la nuit. Un même lieu peut donc avoir plusieurs apparats, plusieurs représentations de sa réalité, plusieurs réalités donc. Chacune n'étant pas plus essentielle que les autres. Est-ce également le cas pour les individus ? Pour l'art ? Pour l'univers ?

Je ne m'étendrais pas ici sur des théories (des cordes ou supercordes) où se mêlent quatre, onze, vingt six dimensions, là où nous n'en discernons que trois. Mais pouvons-nous peut être nous arrêter sur notre propre échelle et notre perception. Nous avons conclu que ce que nous voyons tous, de manière intersubjective, serait LA réalité ; celle que nous partagerons pour que nous puissions vivre en communauté sur une même base. Mais notre psyché est bien plus fertile. Aussi pouvons nous véritablement affirmer que cette dimension commune est une réalité ? Nous ne pouvons même être certains que nous en avons la même vision. Une action de force exercée sur un corps avec une intensité égale sur deux êtres ne provoque pas un ressenti de douleur similaire sur les deux sujets. En quoi donc ces expériences inégales que nous partageons constitueraient la réalité et non pas une des nombreuses fictions qui s'offrent à nous ?

Nous possédons en chacun plusieurs réalités, plusieurs fictions. Elles se distinguent entre elles par le ressenti que nous en éprouvons et la mémoire que nous en gardons. La nuit est un monde dans lequel j'évolue ; j'en aime la noirceur, l'inquiétude qu'elle inspire, le danger qu'elle cache, la désinhibition qu'elle porte et les lumières qu'elle révèle. Elle est une de mes fictions. Ce que je vis et éprouve durant chaque nuit est différente. Une balade dans les profondeurs de la forêt durant la nuit est une de mes fictions. Si je roule en voiture du coucher du soleil jusqu'à l'aube, c'est une autre de mes fictions. De même pour le jour, ou chaque situation qui diffère de celles qui précèdent ou de celles qui suivront. Pourquoi s'imposer l'idée d'une unique réalité et que le reste ne soit que produit mental ? Faut-il catégoriser folie la croyance en une multiplicité de réalités, de fictions ou peu importe comment nous souhaitons les nommer ?

Cela vaut pour l'univers artistique. C'est ainsi que la réinterprétation de l'artiste et du spectateur est essentielle. Elle nous permet le passage léger entre nos fictions sans la peur de nous perdre. Celle qui poursuivrait l'homme s'il ne pouvait se rattacher à une seule dimension d'existence. Ce rattachement est possible grâce à notre mémoire et au retour perpétuel de certaines scènes ou personnages (maison, famille, amis, moyen de transport, lieu de travail, etc...). Nous sommes enfermés dans notre propre psyché qui établit, par soucis de pragmatisme mental et fondue sociale et donc sûrement instinct de survie (reproduisons-nous en masse pour que l'espèce ne s'éteigne pas!) notre relation face à nos réalités. D'après Terence McKenna, « seulement les psychopathes et les shamans créaient leur propre réalité ».3 Nous sommes conditionnés et nous nous bridons dans l'exploration de nos fictions. L'expérience de l'art est peut-être un des rares moyens, avec la méditation, la folie, les drogues psychédéliques, etc..., de laisser de côté ces limites imposées et de nous laisser nous virevolter dans nos alter réalités qui ne sont sûrement que ces fictions que nous refusons d'écouter.

1 Michel Foucault, Des espaces autres (1967), Dits et écrits, tome IV, texte 360, Paris, Gallimard, « Quarto »,1984.

2 André Giesemann et Daniel Schulz, Haus 73, photographie couleur, Hamburg, 2013.

3 Terence McKenna, Food of the Gods: The Search for the Original Tree of Knowledge A Radical History of Plants, Drugs, and Human Evolution, New York, Bantam Books, 1993.

IMG_2837.JPG

IMG_3078.JPG

IMG_2984.JPG

#arthallucinationfictionmémoirelsdréalité

Recent Posts
Archive
Search By Tags
Pas encore de mots-clés.
Follow Us
  • Facebook Basic Square
  • Twitter Basic Square
  • Google+ Basic Square
bottom of page